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En 1994, le photojournaliste sud-africain Kevin Carter, alors âgé de 33 ans, rentre dans l'histoire en remportant le prix Pulitzer pour sa photo alarmante d'un enfant soudanais épié par un vautour. Cette même année, il se suicide. Sans les faits entourant sa mort, ce comportement peut sembler surprenant, mais à l'époque, sa photographie avait soulevé une vive polémique concernant l'éthique du photographe dans une situation pareille.

La photographie de l'enfant et du vautour de Kevin Carter

Un prix fort payé au nom de son engagement


Kevin Carter (né le 13 septembre 1960 - décédé le 27 juillet 1994), était membre du Bang Bang Club, un collectif informel de quatre photographes dont l'objectif était de recueillir des témoignages visuels d'exactions commises en Afrique du Sud entre 1990 et 1994. Plongé en pleine guerre civile dans l'enfer des townships, le quator a ainsi documenté la transition de l'Afrique du Sud à la fin de l'Apartheid.

Carter devient très célèbre pour avoir photographié cet enfant affamé, visiblement à bout de force, la tête appuyée contre le sol, qui se traîne péniblement jusqu'au centre d'approvisionnement alimentaire voisin. C’est l’une des images les plus métaphoriques de la famine. L'idée que l'enfant est en train de vivre ses derniers moments est renforcée par la présence menaçante du vautour – oiseau symbole de mort – derrière lui.

D'abord publiée dans le New York Times de mars 1993, puis reprise par les plus grands journaux du monde entier afin d’illustrer les conséquences de la guerre civile au sud du Soudan, l'image déchaîne les critiques et soulève de nombreux débats qui font encore rage aujourd'hui. Elle suscite notamment un énorme courrier de protestation. Les lecteurs écrivent pour prendre des nouvelles de l'enfant, mais surtout pour s’ériger en juge contre l’auteur de la photographie. Ils l’accusent de ne pas avoir porté assistance à l’enfant, d’avoir espéré que le vautour déploie ses ailes. Déniant à cette image sa valeur de témoignage, ils traitent son auteur de charognard de l’information.

Le charognard n'est-il pas le photographe, qui se contente d'immortaliser le moment sans aider l'enfant ?

Un an après cette prise de vue, le 12 avril 1994, Nancy Buirski, alors rédactrice photo au New York Times, appelle Kevin Carter pour lui annoncer qu'il vient de remporter le prix Pulitzer, dans la catégorie reportage, grâce à son cliché.

Ce prix prestigieux apporte à Kevin Carter une reconnaissance de la part de ses pairs en même temps que de nombreuses critiques acerbes. La plupart portent sur l'éthique du photographe.  Un quotidien de Floride, le St. Petersburg Times, écrit : « L’homme qui n’ajuste son objectif que pour cadrer au mieux la souffrance n’est peut-être aussi qu’un prédateur, un vautour de plus sur les lieux… ». Le cinéaste Dan Krauss déclare quant à lui : « Dans sa célèbre photographie du vautour traquant l'enfant soudanais, j'ai commencé à y voir la représentation de son psychisme troublé. Je crois que Kevin l'a vue aussi. Dans l'enfant affamé, il a vu la souffrance de l'Afrique. Dans le prédateur qu'est le vautour, il a vu son propre visage. »

Suite à ces propos, la fille de Carter s'est exprimée concernant cette comparaison déplacée : « Je vois mon père comme étant l'enfant qui souffre. Et le reste du monde est le vautour. »

Trois mois plus tard, un état dépressif récurrent, combiné à la mort violente de deux collègues, pousse Kevin Carter au suicide. Il s'empoisonne dans sa voiture et laisse une note évoquant « les souvenirs persistants de massacres et de cadavres » qui le hantent, accréditant ainsi la thèse, à nouveau reprise, du poids de sa culpabilité dans la réalisation de ce fameux cliché, ce qui relance de nouveau la polémique. Mais la réalité est bien plus complexe, Kevin Carter ayant notamment reçu la demande de ne pas toucher aux victimes de la famine, pour éviter les risques de propagation de la maladie.

Voici d'ailleurs ce qu'on peut lire dans un de ses carnets au sujet de cette photographie :

À environ 300 mètres du centre d'Ayod, j'ai croisé une toute petite fille au bord de l'inanition qui tentait d'atteindre le centre d'alimentation. Elle était si faible qu'elle ne pouvait faire plus d'un ou deux pas à la fois, retombant régulièrement sur son derrière, cherchant désespérément à se protéger du soleil brûlant en se couvrant la tête de ses mains squelettiques. Puis elle se remettait péniblement sur ses pieds pour une nouvelle tentative, gémissant doucement de sa petite voix aiguë.
Bouleversé, je me retranchai une fois de plus derrière la mécanique de mon travail, photographiant ses mouvements douloureux. Soudain la petite bascula en avant, son visage plaqué dans la poussière. Mon champ de vision étant limité à celui de mon téléobjectif, je n'ai pas tout de suite remarqué le vol des vautours qui se rapprochaient, jusqu'à ce que l'un d'eux se pose, apparaissant dans mon viseur. J'ai déclenché, puis j'ai chassé l'oiseau d'un coup de pied. Un cri montait en moi. J'avais dû parcourir un ou deux kilomètres depuis le village avant de m'écrouler en larmes.

En 2011, Alberto Rojas, journaliste au quotidien espagnol El Mundo, est retourné dans le village soudanais d'Ayod pour savoir ce que l'enfant photographié était réellement devenu. Le bracelet d'identification blanc que porte l'enfant sur la photo atteste qu'au moment de la prise de vue, il avait déjà été pris en charge par le centre de secours de Médecins du Monde, situé à quelques mètres. Carter ne pouvait donc rien faire de plus pour l'aider.

Selon les dires de son père – qui n'avait jamais vu la photo et ne savait pas qu'elle avait fait le tour du monde – l’enfant a été sauvé et a d’ailleurs survécu jusqu’à ce qu’il succombe du paludisme en 2007.

Justice a donc pu être rendue à Kevin Carter, même s'il n'est plus là pour en profiter.

Cette enquête d'Alberto Rojas a le mérite de rappeler les excès, voire les erreurs d’interprétation des photos dramatiques, dont on ignore le plus souvent le hors-champ, l’avant, l’après, le contexte et qui peuvent donc mentir malgré elles.

Cette histoire illustre également parfaitement le paradoxe du photojournaliste : observer immobile l'horreur et la souffrance pour mieux les combattre.

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Paul Aimé

Designer & Développeur web (iampox.com)


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